Une tribune, une soif commune d'expression.

14 novembre 2010

Historiographie parlementaire

Je sors aujourd'hui de mes archives magiques un autre article sur la crise constitutionnelle que suscita la coalition morte-née de 2008-2009. Cependant, comme le cas canadien de 2008 (à l'étude dans l'article) risque de faire école sur les liens entre la Couronne, le ministère et le législatif dans le système britannique, je considère qu'il conserve de sa pertinence.

 
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(Illustration : Autorité héraldique du Canada)
La 27e gouverneure générale du Dominion a
été confrontée à d'autres solitudes que celles
escomptées.
Le 4 décembre en avant-midi, Michaëlle Jean, vice-reine du Canada sera sollicitée par Stephen Harper pour proroger les travaux du Parlement du Canada. L'objectif avoué du Premier ministre Harper est d'éviter de perdre le vote de confiance prévu lundi prochain et de ne s'y soumettre qu'au dépôt de son budget au début de janvier. La Coalition, formée par le NPD, les libéraux et le Bloc Québécois a prévu défaire le gouvernement lundi prochain et permettre l'accession au pouvoir de Stéphane Dion. La question est donc lancée : Michaëlle Jean peut-elle et doit-elle proroger le Parlement ?

Faisons ça court pour le début. Constitutionnellement, la Couronne a tous les droits ou presque. Donc, oui, la prorogation du Parlement est prononçable par la G.G. Pour savoir si elle devrait le faire, c'est une autre paire de manche. Afin de répondre à cette épineuse question, je vous invite à me suivre dans un voyage à travers le temps et le Commonwealth à la recherche de précédents pouvant éclairer nos lanternes de constitutionnalistes en culottes courtes.

Royaume-Uni, 1831
La tradition britannique de l'époque faisait en sorte qu'à la mort du souverain devait se tenir des élections générales. L'accession au trône de Guillaume IV coïncida ainsi avec le maintien d'une majorité conservatrice sous Wellington. Cependant, la division interne chez les tories permit sa défaite et le chef des libéraux, Lord Grey, put prendre le pouvoir. Désireux de réformer un système électoral datant du XVe siècle, les Whigs ont proposé un projet de loi de réforme qui fut rejeté par la Chambre des Communes en 1831. Grey demanda donc au Roi de dissoudre le Parlement et de déclencher des élections générales. Le Roi cependa, refusa dans un premier temps de précipiter le Royaume en élection après seulement un an, surtout sur une question de réforme électorale qui pouvait agiter la population.

L'opposition conservatrice avait néanmoins l'intention de bloquer la dissolution du Parlement depuis la Chambre des Lords. Considérant que les Tories venaient d'attenter aux prérogatives royales, Guillaume IV se rendit à la Chambre des Lords pour proclamer la prorogation des travaux de la Chambre. En fait, les Communes furent dissoutes et l'élection donna aux Whigs une majorité de députés pour poursuivre le projet de réforme. Finalement, il fallut encore quelques péripéties pour contraindre le passage de la loi sur la réforme, mais l'essentiel à retenir est qu'il s'agit de la dernière occasion où les prérogatives royales furent employés dans les affaires internes britanniques.

Canada, 1925
Le Canada vient de mener une campagne électorale dans laquelle le Premier Ministre sortant William Lyon Mackenzie King termina au second rang avec 99 députés derrière les conservateurs d'Arthur Meighen qui ont obtenu 116 sièges. Or, King refusa de laisser le pouvoir à Meighen car il bénéficiait du soutien des 24 députés du Parti progressiste, un nombre suffisant pour diriger un gouvernement minoritaire (sans participation progressiste). Faisant face à des scandales de corruption et à une opposition conservatrice déterminée, King demanda au gouverneur général, Lord Byng, de dissoudre le Parlement en 1926.

Ce dernier refusa d'obtempérer sans offrir au Parti conservateur une opportunité, en tant que plus grand groupe parlementaire unipartite, de former le gouvernement. Une autre raison poussa Byng à refuser la dissolution. Une motion de censure était débattue aux Communes lors de l'entretien. Le gouverneur général considéra que de dissoudre maintenant le Parlement consistait à une atteinte par la Couronne de la liberté d'expression du Parlement face au "gouvernement de Sa Majesté". Le lendemain, le Premier Ministre King somma Byng de signer l'ordre de dissolution, sans succès. Considérant qu'il avait perdu la confiance de la chambre, le gouvernement King démissionna et le Gouverneur se tourna vers Meighen. Le conservateur accepta l'offre et forma un cabinet par intérim. L'intérim provient de la tradition canadienne de l'époque qui demandait aux membres du cabinet d'être réélu en élection partielle (ou générale) avant d'être officiellement considérés comme ministre. De plus, Meighen désirait obtenir la confiance de la Chambre avant d'officialiser son entrée au pouvoir. Hélas, les progressistes se joignirent aux libéraux et la Chambre refusa sa confiance par une seule voix de majorité. Finalement, les libéraux remportèrent les élections subséquentes et Byng fut rappelé en Grande-Bretagne en 1930.

On peut retenir de l'incident King-Byng un intéressant cas de conscience sur l'intervention de la Couronne dans les affaires des Communes, plus particulièrement sur le caractère malsain de permettre une dissolution du Parlement pour éviter un vote de confiance. L'idée qu'une coalition puisse être considérée comme un groupe ayant le plus de députés (99+24 de King) semble également acceptée comme précédent au Canada. Le caractère "éjectable" du gouverneur générale, qui ne survivra pas aux mandats de King, est également mis en lumière dans cet affrontement.

Nouvelle-Galles du Sud, 1932
Au mois de janvier, le gouvernement fédéral de l'Australie mit en place des mesures contreversées pour lutter contre la crise économique. L'une d'entre elle contraignait le gouvernement de Nouvelle-Galles du Sud à couper dans ses dépenses budgétaires. Le gouvernement travailliste de Jack Lang réagit à cette mesure en retirant les fonds publics des institutions bancaires, privant le gouvernement fédéral de l'accès à ces derniers. Devant cet acte de bravade, le gouverneur Game menaça le Premier Ministre de le destituer s'il ne déposait pas à nouveau les deniers publics. Lang refusa, et Game mit son ultimatum à exécution.

Cette fois-ci, un gouvernement fut renversé même s'il avait l'appui de la Chambre, par l'intervention du Gouverneur. Ce dernier permit à l'unioniste Bertram Stevens de devenir Premier Ministre. Ce dernier demanda et obtint la dissolution de la Chambre. L'élection qui s'en suivit fut une cuisante défaite pour les travaillistes de Lang. On remarquera que l'on ne peut tirer grand chose de cet exemple, hormis le fait que la Couronne semble tout à fait en droit de tenir tête au chef du gouvernement.


Australie, 1975
Le gouvernement travailliste de Gough Williams fait face à une crise de taille. Ne détenant qu'une mince majorité à la chambre basse, il fait face à un Sénat hostile qui refuse net de lui voter les crédits nécessaires au fonctionnement de l'État. Véritable hybride entre la tradition britannique de responsabilité ministérielle et la tradition américaine d'un Parlement à deux chambres aux pouvoirs quasi-égaux, le système australien se retrouva dans l'impasse. L'opposition, formée d'une coalition entre le Parti national et le Parti libéral considéra qu'en refusant d'adopter le budget au Sénat, le gouvernement Williams venait de perdre la confiance du Parlement. Farouchement opposé à l'existence même des chambres hautes, le Premier Ministre Williams estima qu'il n'avait besoin que de la confiance de la chambre basse, qu'il détenait toujours. C'est à ce moment que le gouverneur général entre en scène.

Le gouverneur Kerr tenta une médiation entre Williams et le libéral Fraser. Après le rejet du plan de conciliation de Kerr, Fraser proposa de monnayer son soutien au budget contre la promesse d'élection l'année suivante. Williams ne voulut abandonner sa prérogative en tant que Premier ministre d'être le seul à conseiller le Gouverneur général sur la dissolution du Parlement. Les libéraux entreprirent dès lors de convaincre le Gouverneur général de destituer Williams, étant donné que ce Premier ministre, bien que n'ayant plus la confiance du Parlement, refusait à la fois la dissolution et sa propre démission. Soucieux de dénouer la crise, Williams demanda à Kerr de déclencher des élections au Sénat.

Le Gouverneur général refusa d'obéir au Premier Ministre si les deux chambres n'étaient pas dissoutes à la fois. Comme cette double dissolution ne faisait pas partie des intentions de Williams, le gouverneur Kerr le destitua et appela Fraser à former le gouvernement. Ce ministère éphémère ne dura que le temps de faire adopter le budget au Sénat. En fait, Fraser se présenta brièvement à la chambre basse pour annoncer son accession au pouvoir. Pendant qu'il retourna voir le gouverneur général pour obtenir la dissolution du Parlement, la Chambre adopta (trop tard hélas) une motion de censure visant à contraindre Kerr à rappeler Williams au pouvoir.

Ce dernier cas est intéressant lui aussi dans la mesure où il expose encore une fois un cas ou le chef du gouvernement est destitué même s'il avait la confiance de la chambre basse par la Couronne. Il témoigne également de l'idée selon laquelle la Couronne doit donner la chance à un autre gouvernement de faire ses preuves avant d'ordonner la dissolution.

La situation actuelle du Canada demeure sans précédents. Mais la question de savoir si Michaëlle Jean doit aveuglément suivre les "conseils" du Premier Ministre est élucidée. La réponse est indubitablement non. Contrairement au cas britannique, la Couronne n'est pas (encore) attaquée dans ses prérogatives. Par contre, il serait possible de s'inspirer de l'exemple de la Nouvelle-Galles du Sud et d'affirmer que devant la conduite plutôt aventureuse du gouvernement conservateur, la Gouverneure générale pourrait tout simplement le contraindre à agir en homme d'État s'il entend le demeurer. Par exemple, elle pourrait lui accorder la prorogation mais le forcer à s'entendre avec l'opposition sous réserve de le destituer et d'appeler Stéphane Dion à occuper le 24 Sussex.

Or, d'une autre côté, le cas King-Byng laisse supposer que si on ne peut dissoudre le Parlement pour éviter un vote de confiance, il peut en aller de même pour une prorogation. Personne au pays ne peut affirmer de bonne foi que l'actuel gouvernement du Canada dispose encore de l'appui d'une majorité de députés des Communes. Dans ce cas, Jean pourrait estimer que la Couronne ne saurait entraver la liberté d'expression des Communes en repoussant d'un mois un vote de confiance.

Si, autant la prorogation que son refus semble possible, ce qui apparaît clair, c'est qu'une démission du gouvernement Harper ne saurait être associée à un retour aux urnes. Pas aussi tôt. Dans trois des quatre précédents cités, la Couronne s'est tournée vers l'opposition avant de dissoudre le Parlement. L'objectif étant d'assurer un minimum de stabilité. Il est complètement impossible que Jean ne soit pas à même de voir que la Coalition PLC-NPD est tout à fait capable de prendre le relai advenant la démission des conservateurs. Que ce soit le 8 décembre ou en janvier, un retour en élections ne devrait pas faire partie des options retenues par la vice-reine.
Fait à Montréal le 4.XII.2008

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